Tribune Libre/Au nom des énergies renouvelables et de la transition énergétique, l’Afrique confrontée à de nouvelles formes d’impérialisme: « l’accaparement vert et le Colonialisme vert »
Par Séna Alouka
Avant de se pencher sur certains exemples, j’aimerais donner au préalable quelques brèves définitions des termes de « colonialisme vert » et d’« accaparement vert ». Le « colonialisme vert » peut être défini comme la persistance des relations coloniales de pillage et de dépossession (ainsi que de déshumanisation de l’Autre) à l’ère des énergies renouvelables, impliquant le transfert des coûts socio-environnementaux sur les pays et populations périphériques.
Dans les faits, c’est le même système néolibéral, extractivisme et capitaliste qui est toujours en place, mais il repose cette fois sur une source d’énergie différente. Les combustibles fossiles laissent place à l’énergie verte, tandis que subsistent les mêmes modèles de production et de consommation à forte intensité énergétique, ainsi que les mêmes structures politiques, économiques et sociales, dont ils découlent, et qui demeurent responsables des inégalités, de l’appauvrissement et de la dépossession qu’elles génèrent.
Vous avez sûrement déjà entendu parler de l’accaparement des Terres. Nous avons développé un autre concept pertinent, celui de « l’accaparement vert ». Ce concept décrit et capte les dynamiques d’accaparement des terres, qui ont lieu dans le cadre du déploiement d’activités soi-disant écologiques. En d’autres termes, lorsque les terres et les ressources sont réappropriées à des fins prétendument environnementales. Cela s’applique aux projets de conservation qui exproprient les communautés indigènes de leurs terres et territoires (je vous ai parlé de puissantes ONGs qui se comportent comme des mafia en Afrique australe au nom de projet de conservation), aux confiscations de terres communales pour produire notamment des biocarburants (les exemples sont légion au Ghana, Tanzanie et Sierra Leone), mais aussi aux installations de grandes centrales solaires et éoliennes sur les terres des agro-pasteur·trices, sans leur consentement. Sur ce dernier sujet je reviendrai sur l’exemple de ce qui se passe au Nord du Togo actuellement.
A l’heure actuelle, la transition inégale vers les énergies renouvelables se produit principalement dans les pays du Nord, et repose continuellement sur l’extraction de minéraux de base et de métaux rares (tels que le cobalt, le lithium, le cuivre, le nickel, le graphite, etc.), utilisés pour la fabrication de panneaux solaires, d’éoliennes, de pales et de batteries électriques. D’où viennent ces ressources ? Elles proviennent de pays comme la République démocratique du Congo (RDC), Botswana, Cameroun, Centrafrique, AES, Maroc mais aussi la Bolivie et le Chili où la destruction de l’environnement et l’exploitation des travailleur·euses se poursuivent, voire s’intensifient.
Colonialisme et Afrique : une histoire d’avenir
Le colonialisme – bien qu’ayant officiellement pris fin– se poursuit sous d’autres formes et à différents niveaux, notamment dans la sphère économique. C’est ce qu’on appelle le néocolonialisme, ou la recolonisation. Les économies en marge du système mondialisé et les pays du Sud sont emprisonnés dans un statut de subordination au sein d’une division internationale du travail profondément injuste : d’une part, en jouant le rôle de fournisseuses de ressources naturelles et de réservoir de main-d’œuvre bon marché, et en constituant d’autre part une opportunité de marché pour les économies industrialisées de haute technologie. Le Rwanda, le Nigeria, l’Afrique du Sud et le Maghreb dans une certaine mesure offrent de bons exemples.
Cette configuration a été modelée et dictée par le système colonial, et les tentatives de s’en détacher ont jusqu’à présent toujours été balayées par les nouveaux outils de l’asservissement impérialiste : les dettes écrasantes, la monnaie, la religion, ainsi que les programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par les institutions financières internationales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, entre autres.
Pour une fois, concentrons-nous sur le Maghreb pour illustrer le phénomène.
Transition énergétique, dépossession et accaparement : cas du Maroc
De loin, le Maroc rend tout le continent fier au regard de ses avancées en gouvernance et progrès technologiques. Le royaume chérifien s’est fixé pour objectif de porter sa part d’énergie renouvelable à plus de 50 % de son mix énergétique d’ici à 2030.
Avez-vous déjà entendu parler de la Centrale solaire de Ouarzazate, inaugurée en 2016 ?
Cette centrale n’a pas bénéficié aux populations appauvries qui vivent à proximité, à savoir les agro-pasteur·trices amazigh·es dont les terres ont été réquisitionnées sans leur consentement, dans le but d’accueillir l’installation qui s’étendra sur une surface de 3 000 hectares. J’ai les preuves de cette affirmation.
De plus, la dette de 9 milliards de dollars contractée auprès de plusieurs banques (BEI, BM) augmentera significativement la dette publique, d’un pays déjà surendetté. Ce qui est rigolote, c’est le nouveau concept de PPP: partenariats public-privé (un euphémisme pour qualifier la privatisation des profits, et la socialisation des pertes par des stratégies de réduction des risques) fabriqué par les magnats de Washington.
Pire, la centrale de Ouarzazate utilise la technologie de l’énergie thermique à concentration (CSP), qui nécessite énormément d’eau afin de refroidir le système et de nettoyer les panneaux solaires. Bien sûr que les centrales solaires de ce modèle utilisent des tonnes d’eau. Détourner les ressources en eau de la consommation et de l’agriculture dans une région semi-aride comme Ouarzazate est tout simplement très délicat.
Un autre exemple sur lequel il aurait fallait s’appesantir c’est le projet Noor Midelt. Il combine les photovoltaïques et CSP, sera géré par un consortium (l’Agence marocaine pour l’énergie durable-MASEN, EDF, Masdar…) pour une période de 25 ans. Énorme!
Coût : 4 milliards USD. Terres expropriées: 4117 hectares. A noter que ce ne sont pas des terres désertiques mais bien l’espace de vie de communautés agraires et pastoralistes comme celles d’Ait Oufella, Ait Rahou Ouali et Ait Massoud Ouali. J’ai rencontré des représentants de la communauté de Sidi Ayat qui crient au haro depuis 2017, mais personne ne les entend, certains ont été même jetés en prison.
Je passe sous silence le cas Algérien avec les promesses de porter une capacité installée évaluée à 423 MW à 15 Gigawatt d’ici à 2030, on croirait que les dirigeants sont tous piqués par la maladie du “Chiffrisme”.
Je vais taire les parcs éoliens au Sahara occidental occupés et déchirés dans des tensions géopolitiques interminables.
En Tunisie des annonces tout feu tout flamme ont été faites. La société Tunur veut construire une centrale solaire d’une capacité de 4,5 GW dans le désert tunisien, capable de fournir suffisamment d’électricité pour alimenter 2 millions de foyers européens via des câbles sous-marins.
Quid alors du Desertec3.0.? Si vous ne le connaissez pas, faites des recherches sur internet tout de suite. Il y a eu Desertec 1.0, puis 2.0 tous deux abandonnés pour leurs coûts astronomiques et les impacts associés. On est a Desertec 3.0 avec des objectifs clairs.
Entre autres satisfaire la demande européenne en hydrogène vert, considéré comme une alternative énergétique « propre » aux combustibles fossiles.
Bloquer les frontières de l’Europe avec des investissements dans les pays jouxtant l’Europe.
Produire de l’hydrogène à partir du gaz naturel et stocker le CO2 dans les gisements pétroliers au sous sol (par la technologie non prouvée et dangereuse de Capture et Stockage de Carbone)
Le fait que Desertec encourage l’utilisation de gazoducs en provenance d’Algérie et de Libye (notamment à travers la Tunisie et le Maroc) soulève des questions quant à l’avenir des populations de ces deux pays, riches en combustibles fossiles. Que se passera-t-il lorsque l’Europe cessera d’importer du gaz en provenance de ces pays, lorsque nous savons que 13 % du gaz consommé actuellement en Europe provient d’Afrique du Nord ?
En affichant des objectifs louables, ces grands projets orbitant autour des énergies renouvelables, masquent en réalité l’exploitation brutale et le pillage qu’elles enclenchent. Il semblerait qu’un schéma colonial (Berlin vert ou Berlin bis) bien connu soit en train de se dérouler sous nos yeux, à savoir l’acheminement de flux constant de ressources naturelles bon marché (y compris l’énergie solaire) du Sud vers le Nord riche, pendant que l’Europe-forteresse continue d’ériger des murs et des clôtures pour empêcher que des êtres humains puissent atteindre ses rives.
Paradoxalement, il arrive que certains gouvernements occidentaux se proclament en faveur du respect de l’environnement, en interdisant par exemple la fracturation hydraulique à l’intérieur de leurs frontières, et en fixant des objectifs de réduction des émissions de carbone, tout en offrant en même temps un soutien diplomatique à leurs multinationales pour exploiter les ressources dans leurs anciennes colonies, comme l’a fait la France avec Total en Algérie en 2013 à propos du gaz de schiste ou Total Elf au Gabon. Les conflits au Mozambique activés par ces investissements massifs de sociétés étrangères, ou les pillages à Goma, Bukavu en RDC et les injustices pétrolières sur les communautés au Nigeria sont des exemples encore frais dans nos mémoires !
Nous assistons donc bel et bien à du colonialisme énergétique et à du racisme environnemental.
On propage l’hypothèse profondément erronée selon laquelle toute évolution significative vers les énergies renouvelables serait forcément louable, et que toute tentative d’abandon des combustibles fossiles, quelles qu’en soient les modalités, serait utile. Rien n’est sûr !
En réalité, la crise climatique à laquelle nous sommes actuellement confrontés n’est pas imputable aux combustibles fossiles en soi, mais plutôt à leur utilisation non durable et destructrice, qui alimente la machine capitaliste.
Il faut le relever avec force : une transition écologique et juste doit œuvrer radicalement à la transformation du système économique mondial. Nous devons sans cesse nous interroger : qui possède quoi ? Qui fait quoi ? Qui obtient quoi ? Qui gagne et qui perd ? Et quels intérêts sont servis ? Car si nous ne posons pas ces questions, nous irons tout droit vers un colonialisme vert reposant sur une accélération de l’extraction et de l’exploitation, au service d’un soi-disant « objectif vert » commun.